• Le temps du rêve

    Lorsqu'on commence à s'intéresser à la culture aborigène, on découvre mille choses extra-ordinaires, au sens propre du terme.

    Représentant 0,6 % de la population, les aborigènes ou indigènes d'Australie sont les peuples oubliés d'Australie. C'est pourtant la plus ancienne culture du monde encore en vie aujourd'hui.

    Personne ne sait avec exactitude d'où viennent les Aborigènes. Des hypothèses ont été formulées, mais aucune n'est complètement satisfaisante si bien que des mythologies ont proliféré. Certains pensent qu'ils venaient de l'espace. Cela paraît absurde, pourtant, comment expliquer l'exactitude avec laquelle ils ont peint leur territoire, comme s'il était vu du ciel ? D'autres pensent qu'ils ont des pouvoirs, comme celui de se télé-transporter. C'est encore plus absurde, pourtant, comment expliquer que des scientifiques aient pu trouver dans des grottes à Perth, à Sydney et à Darwin exactement les mêmes empreintes de main ? En ligne droite, c'est seulement 8 000 km à parcourir... à pied.

    La culture aborigène est fascinante parce qu'elle est incroyablement complète. Dans chaque domaine que nous classons arbitrairement comme matières ou spécialités (médecine, astrologie, cuisine, géologie, géographie, hydraulique, réglementation, artisanat, chasse, pêche, histoire, chants...), il existe un savoir aborigène précis. Et cela est d'autant plus étonnant que ce savoir est transmis d'homme à homme sans le vecteur de l'écriture depuis la nuit des temps ou presque. Chaque aborigène est dépositaire de l'ensemble du savoir de la communauté dans tous les domaines nécessaires à la vie sur le continent australien.

    Aller à la rencontre de la culture aborigène, c'est être en permanence étonné et émerveillé par l'infini intelligence de ce peuple. Il y a tout le temps une anecdote ou un savoir incroyable. Il y a ainsi dans le calendrier aborigène des fêtes qui sont célébrées tous les 815 ans ?!!! Vous imaginez, de père en fils, des gars qui se transmettent un rituel qu'ils ne verront jamais à l'œuvre et qui, on en est certain, se déroulera exactement comme prévu le jour même ? C'est proprement hallucinant.

    Comment les aborigènes trouvaient-ils leur chemin entre Darwin et Perth ? En chantant ! Les "song lines" ou "dreaming track", (les traces du rêve) étaient le système cartographique aborigène. Il fallait que le chanteur respecte le rythme, le phrasé et les paroles pour correctement retrouver sa route. Il avait ainsi également accès aux différents points permettant de chasser et de boire sur la route.

    Les aborigènes ignorent la propriété privée. Ils appartiennent à la terre plus que la terre ne leur appartient. Ils ne savent pas compter et ne connaissent pas la valeur de l'argent.

    Le temps du rêve est le récit mythique autour duquel gravite l'histoire, le présent, la culture et l'homme aborigène. C'est une histoire qui raconte la formation du territoire australien à travers le combat d'animaux gigantesques.

    Mais avant d'entrer trop dans le détail, sans doute faut-il revenir un peu en arrière.

    A l'arrivée des occidentaux, les aborigènes étaient selon les estimations, entre 1 million et 600 000. Moins d'un siècle après, il n'était plus que 60 000. Des massacres de famille entière ont eu lieu en toute impunité. La loi autorisait et parfois incitait même à les tuer sans raison. Il n'y a par exemple plus aucun aborigène de Tasmanie. Ils ont tous été tués.

    Si vous parlez avec certains Australiens des Aborigènes, vous aurez des discours un peu choquants qui tournent autour de l'idée que les Aborigènes sont des assistés, bon à recevoir des allocs du gouvernement. On vous dira que certaines personnes se revendiquent comme Aborigènes pour réclamer des terres et toucher ensuite des dividendes et se dorer la pilule au soleil à ne rien faire, parce que le travail n'est pas dans leur culture. Et vous aurez encore d'autres préjugés racistes soigneusement (ou pas) emballés. Il faut préciser que la population aborigène a un taux de suicide bien plus élevé que la population australienne, que son espérance de vie est de moitié (homme-femme) et que la mortalité infantile est bien plus élevée que chez les Australiens. Il faut dire aussi que les aborigènes ont été privés de tout ce qui leur permettait de subvenir à leurs besoins et qui faisaient sens pour eux. Ils sont parqués dans des réserves ou dans des coins de ville où ils ont une existence de clochards. Même certains artistes très connus et dont les toiles s'arrachent pour des millions de dollars ont tous eu ou presque une existence rongée par la misère.

    Avant l'arrivée des occidentaux et sans embellir le tableau, les Aborigènes dépensaient 3 heures par jour pour subvenir à leurs besoins. Le reste de leur temps était consacré à l'éducation, la culture, la pensée, les chants, le dessin...  

    Les Aborigènes étaient présents sur tout le continent australien à travers des clans, des ethnies, des tribus. Il y avait ainsi près de 250 langues différentes parlées. Mais les Aborigènes étant très civilisés, ils parlaient chacun plusieurs de ces langues. Il existe une carte des différentes entités culturelles ou ethniques - soit les tribus de l'Australie, mais cette carte a figé un tracé, alors que les aborigènes étaient de grands voyageurs. Les communautés pouvaient traverser de grandes parties du territoire selon des fêtes ou des rituels à observer et parfois rester plusieurs années sur un même territoire.
    La loi était au dessus de tous et tout était fait pour éviter les conflits entre les hommes et les tribus. Ainsi, si un aborigène commettait une faute envers une tribu voisine, il était immédiatement châtié par sa propre tribu.

    La connaissance et le savoir aborigène étaient immenses et nous n'avons accès qu'à une infime partie de cette culture. Beaucoup de langages se sont perdus, des coutumes ont été oubliées, beaucoup d'hommes ont été tués par les colons et surtout les enfants ont été systématiquement enlevés à leurs parents pour être élevés par des occidentaux, loin de ce qui était considéré comme de la barbarie.

    L'autre frein à cet accès est simplement les étapes d'apprentissage. Comme dans beaucoup de peuples sans écriture, l'apprentissage est réalisé par étapes que seul l'initié peut franchir. Le passage de ces étapes est réalisé lors de cérémonies. Souvent, le corps humain est transformé à ces occasions, à la fois comme une épreuve et comme un signe de ce nouveau statut. C'est ainsi que certains aborigènes (mais pas tous) arboraient des scarifications rituelles.

    Ce que nous avons pu voir à Uluru était très loin de tout cela. Nous avons souvent eu l'impression d'être des colons sur un territoire volé. Les aborigènes que nous avons croisés étaient sales et en guenilles. La culture aborigène y est présentée comme un gentil folklore alors même que le parc et le resort sont, nous dit-on, administré par la communauté. On se demande un peu où part tout l'argent. 

    De même à Sydney, à Circular Quay, des aborigènes se relaient pour jouer du didgeridoo sur un fond techno. Renseignements pris, il s'agit de quelques survivants d'une communauté locale qui ont trouvé ce moyen pour récupérer de l'argent auprès des touristes. Tout cela est un peu triste.

    Les choses bougent doucement, nous dit-on, et l'intérêt pour les communautés est récent. Il est ainsi impossible de trouver de l'alcool près d'Uluru : les aborigènes, comme les indiens d'Amérique, ont un problème avec l'alcool. Ils "tiennent" beaucoup moins à l'alcool et peuvent devenir plus facilement dépendants qu'un européen. Il ne s'agit pas d'une remarque mais d'une caractéristique génétique. Cela signifie aussi que la population occidentale européenne a été génétiquement façonnée par des siècles de beuveries :-) ! A la bonne vôtre.

    Sur place, les coutumes aborigènes sont un peu expliquées : pour respecter les lois aborigènes, l'escalade d'Uluru n'est quasiment plus permise (ce qui n'est pas plus mal vu le nombre de touristes qui s'y sont tués...), dans certains lieux, il est précisé que la prise de photographies n'est pas permise. Mais finalement vous aurez moins d'informations que si vous allez dans un musée ou si vous lisez des livres sur le sujet. Et là aussi, c'est un peu triste parce que cela signifie que tout cette culture est plus facile à voir figée que vivante. A la fois il est important de pouvoir découvrir cette culture et à la fois, elle est présentée sous un filtre indéniablement occidental.  

    Avant de finir, un petit mot sur l'art et l'artisanat. Tout le monde connaît les boomerangs, les didgeridoo et les peintures en pointillés. Il y a moins de 50 ans, l'essentiel de l'art aborigène était réalisé de manière éphémère : sur du sable, des troncs d'arbres ou était difficilement transportable : falaises, rochers... Avec l'intérêt des occidentaux pour cette culture, les choses ont changé et des supports comme la toile sont apparus et l'acrylique a remplacé les ocres et la terre. Ces nouvelles techniques apportées par les occidentaux ont permis la vente des objets et leur renommée à travers le monde. Dans la pratique, les boomerangs et les didgeridoo sont aussi beaucoup moins standards que les reproductions qu'on trouve un peu partout. Les vrais didgeridoo sont normalement des pièces de bois taillées par des termites et dont le bec a été retravaillé avec de la cire d'abeille. 

    La France s'est beaucoup intéressée à cette culture. Barbara Glowczewski-Barker est une anthropologue, ethnologue et militante des droits aborigènes qui a écrit beaucoup de livres sur la question (notamment Rêves en colère, dans la regrettée collection Terre humaine de Plon). A peu près à l'époque où elle naissait, un couple d'ethnologues, Jacques et Betty Villeminot, se rendaient dans le centre de l'Australie, à la rencontre des aborigènes et filmaient leur activité dans un documentaire qui a été rediffusé il y a peu à la télévision française. On peut trouver aussi en librairie des ouvrages d'Annie Langlois qui a étudié la langue pitjantjatjara pendant presque deux ans dans une communauté.

     

    Le temps du rêve

    La carte des tribus et des langues aborigènes est très connue mais fait débat parce qu'elle est aussi dans certains cas un frein à la reconnaissance des droits.

     

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    Le christianisme a eu une influence à la fois positive et négative. Il a permis de sauver des vies - quand vous avez des âmes à sauver vous ne les tuez pas. Mais il a eu aussi un impact négatif parce qu'il a considérablement modifié la culture aborigène. Aujourd'hui, certains aborigènes se revendiquent comme chrétiens. Beaucoup ont été évangélisés par des prêtres hollandais qui, apprenant qu'il y avait un créateur et un esprit malin dans la culture aborigène, se sont servis de ces informations pour les faire coïncider avec le récit biblique. Pourtant si certains ont adhéré, d'autres ont conservé leur liberté et ont produit, comme ci-dessus, des peintures subversives. La peinture de droite présente une assemblée de femmes devant la croix. Le signe en forme de U représente une femme. Si vous regardez attentivement, en bas à droite, l'une d'elles se détourne... (Sydney Museum)

     

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    Ecorces d'arbres qui ont été peintes et servent d'abris contre le soleil (Ian Potter Center - Melbourne)

     

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    "One pound Jimmy" a été pendant longtemps la figure de "l'aborigène" dans la culture australienne. Cette photographie a été prise par des reporters de l'Australian Geographic partis à la découverte du Territoire du Nord pour la revue spécialisée "Walkabout" en 1935. La photo (NSW Library Sydney) est parue en couverture du magazine. Elle a beaucoup suscité l'intérêt au point qu'elle a été le modèle du premier timbre présentant un Aborigène (1950). La pièce actuelle de 2 $ présente aussi ce portrait. "One pound Jimmy" s'appelait en réalité Gwoya Jungarai. En 1928, sa famille a été décimée lors du massacre de Coniston Station d'où il a réchappé. Ce massacre est le "dernier massacre" d'aborigènes. Officiellement, 31 personnes ont été tuées. Pour les historiens, entre 60 et 110 personnes auraient été tuées, tandis que les aborigènes parlent de 170 personnes. Guoya Jungarai a écopé de ce surnom lors de sa rencontre avec les journalistes qui lui demandaient combien il vendrait son boomerang : "1 pound, chef !" répondit-il ,ainsi qu'à toutes les autres questions qui suivaient... Mais l'histoire de One Pound Jimmy ne s'arrête pas là. Il est aussi le père de deux artistes australiens dont le très renommé Clifford Possum Tjapaltjarri (1932-2002). En 1970, celui-ci a rejoint le mouvement artistique à l'origine du renouveau de l'art aborigène connu sous le nom de l'école de Papunya Tula. Il est décédé à Alice Springs le jour même où il devait recevoir la médaille du mérite australien.

     

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    Œuvre inspirée par l'école Papunya Tula (Ian Potter, Melbourne)

     

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    Pour communiquer entre tribu ou clans, les aborigènes utilisaient des messages gravés sur du bois ou des coquillages. Ils pouvaient indiquer le lieu d'un rendez-vous ou une fête à venir. Celui-ci a été acquis par le Museum de Sydney dans les années 1920. J'aime beaucoup la disposition des personnages, la composition allongée et la forme des visages. On croirait un peu le tableau "Le cri" d'Edvard Munch qui a été composé presque à la même époque.

     

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    Les différentes étapes de la fabrication d'un hameçon à partir d'un coquillage (Sydney Museum)

     

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    Quelques exemples de différents types de boomerangs. Il en existe des centaines de formes différentes (Musée d'Adélaïde).

     

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    Boucliers peints, plus souvent pour des cérémonies que pour des combats (musée d'Adélaïde)

     

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    Il s'agit ici de "paniers barques" appelés Tunga et réalisés par les aborigènes des îles Tiwi. Ils sont libérés lors des cérémonies funéraires. C'est l'un des exemples de l'art de ces tribus des territoire du nord (près de Darwin). Les réalisations artistiques sont une activité sociale essentielle et omniprésente dans leur vie.


  • Commentaires

    1
    Frudy'M
    Jeudi 30 Janvier 2014 à 01:33

    "Reportage" très intéressant sur ce peuple décimé par l'homme...  Merci de nous le faire connaitre..

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